Chapitre 25
Un mensonge ? Quelque chose avait donc bel et bien commencé, sans que je donne officiellement mon avis ? Faux. Il ne s’était rien passé, rien qui puisse réellement s’apparenter à un quelconque « départ », et qui dit pas de début, dit pas de fin. Pourtant, alors que je m’approchais du lycée, la dernière phrase de mon professeur me résonnait en tête : « tout est fini, tout es fini, tout est f-i-n-i »… Il m’avait craché au visage que j’étais une lâche, une dégonflée, que je préférais fuir. Il avait raison, c’est ce que j’étais en train de faire et en beauté : je fuyais non seulement une personne mais aussi la vérité.
Trop de pensées contradictoires m’assaillaient simultanément, mes jambes refusaient d’avancer. Je m’accroupis contre un muret, et, partiellement à l’abri des regards, posai le front sur mes genoux puis pris ma tête entre mes mains. Bien que ce fût sans doute trop tard, il était encore temps de faire le point sur les événements passés, et anticiper la journée à venir.
Je ratai intentionnellement la séance paris sur Mme Deboulit, et morose, pénétrai dans la salle de philosophie. J’adressai un sourire gêné à Priscilla qui fit mine de ne pas m’avoir vue, et m’installai à côté de Déborah. Avant que M.Gingé n’arrive, elle me demanda ce qui se passait ce matin.
- Pourquoi ? répondis-je, piquée au vif.
- Tu ne trouves pas que Priscilla est un peu bizarre aujourd’hui ? précisa-t-elle.
- Qu’est-ce qui te faire dire ça ?
- Tu n’as pas remarqué son air absent ?
- Tu veux dire qu’elle n’a pas l’air dans son assiette ?
- Tu fais exprès de répondre à mes questions par d’autres questions ?
Je ricanai. C’était pourtant le genre de Déborah de tourner autour du pot et de contourner les questions qui lui déplaisaient.
- Quoi ? Ça t’embête ?
Cette dernière provocation coupa court à notre conversation.
Ainsi, Priscilla n’étais « pas dans son assiette » ; elle l’avait mauvaise. Parfait, on était deux : comment avait-elle pu me cacher à moi sa relation avec Damien ? Certes je n’étais pas blanche comme neige en ce qui concerne les cachoteries, mais cela nous concernait : elle, moi, lui, notre groupe.
J’avais déjà faillit passer la nuit à l’hôtel moi aussi, l’année dernière avec Benjamin un petit-copain qu’on pourrait qualifier « de passage ». A l’inverse de Priscilla, c’était très loin d’être mon meilleur ami. Nous nous étions rencontré au Texas, c’était un client assez régulier des mercredi soir. Il m’avait dragué sous les yeux ébahis de Cyprien, et je m’étais laissée prendre au jeu, persuadée de pouvoir le rendre un temps soit peu jaloux : grossière erreur. Il avait seulement trouvé les mots justes pour me sermonner et me ramener sur terre : « un type de 25 ans n’était pas fait pour une gamine comme moi, je ne pouvais pas le suivre n’importe où ! ». Et un type de 27 ans ? songeai-je lorsque M.Gingé me tira de mes pensées en nous rappelant ce que je redoutais le plus d’entendre :
- … réunion de ce soir, pensez à prendre votre bulletin du trimestre d’automne, cela me permettra de discuter de vos résultats avec vos parents. Bien maintenant que j’ai répondu à votre question Loïc, me permettez vous de reprendre le cours là où j’en étais ?
Les deux heures me parurent diaboliquement interminables. Lorsque ce n’était pas le sommeil qui m’écrasait sur ma chaise, la culpabilité s’en chargeait. Sans parler de la migraine imminente. Comme le disait si sagement Déborah : « penser avec acharnement ne suffit pas à panser les déchirures ». Pourtant, tout se bousculait, et je n’arrivais pas plus à rassembler des idées cohérentes qu’à croiser le regard de Pris. Quand sonna la fin du cours, le soulagement fut rapidement terrassé par une vague d’angoisse. Et même après avoir passé deux heures à bâtir un argumentaire béton, je me sentais si vulnérable, si coupable.
Habituellement pressée de sortir en pause pour retrouver la bande, cette fois je pris tout mon temps pour ranger mes affaires. Quittant la salle la dernière je m’aperçus mi-soulagée mi-angoissée, que Priscilla m’attendait dans le couloir, avec un léger sourire sur les lèvres. Je m’approchai d’elle et lorsque mon regard croisa le sien, elle détourna immédiatement les yeux, non pas pour éviter la confrontation, mais pour les poser avec une stupéfaction évidente sur la personne qui semblait arriver dans mon dos. Je n’eus pas besoin de me retourner, une main que je connaissais un peu trop bien dernièrement, se referma sur mon poignet et la pression me fit presque perdre l’équilibre.
Il me traina dans les couloirs déserts, et ne me lâcha le bras qu’une fois devant la salle 203. Lorsqu’il inséra la clé dans la serrure, je constatai qu’il tremblait. Une fois à l’intérieur, il se dirigea vers son bureau, puis me fixa en silence. Ses cheveux blonds n’étaient pas si bien organisés qu’à leur habitude, des mèches lui tombaient dans les yeux, plus bleus et plus perçants qu’à l’ordinaire. Puis, brisant cette discussion de sourds, il lâcha calmement :
- Voudrais-tu bien m’excuser pour mon comportement ? J’ai été un parfait idiot hier, avant-hier, et tout à l’heure un peu aussi.
- Hum…
Voyant que j’étais indifférente à ses supplications, il s’approcha d’un pas vif et j’heurtai rapidement une table en tentant de reculer.
- Mélodie, écoute-moi s’il te plait, dit-il en plaquant brutalement la paume de ses mains sur la table, de chaque côté de mes hanches. Penché devant moi, il leva la tête pour trouver mon regard. Son air était grave, je n’aurais pas été surprise d’apprendre qu’on venait de lui annoncer la mort de sa fem… enfin d’un proche.
- Je n’ai rien à vous dire, cessez d’essayer de me coincer. Je ne voudrais pas que l’on nous voit ensemble après ce qu’il s’est …
Je ne parvenais pas à terminer ma phrase, les mots restaient bloqués dans ma gorge et formaient une boule qui gonflait à une vitesse incontrôlable.
- Dois-je te rappeler tes paroles ou puis-je au moins espérer que ta mémoire soit aussi vive que ton impertinence ? Pas plus tard que la semaine dernière, continua-t-il sans me laisser le temps de protester, tu te vantais de « parler en faisant des tas de choses » et proposais même de me « faire des démonstrations grandeur nature », et maintenant tu as peur que je te coince ? As-tu laissé ton culot au fond de ton lit en te levant ? Ou peut-être ta culo…
- Ca suffit ! explosai-je. Je ne sais pas ce que vous attendez de moi. Je ne comprends pas ce que vous…
- Evidemment que tu comprends, me coupa t-il de la même manière que je venais de le faire. Ne te fais pas plus bête que tu t’efforces à le montrer, ça ne marche pas avec moi, mademoiselle. Ne sois pas stupide, réfléchis ; tu vas le regretter sinon.
- Regretter, regretter,… répétai-je en ricanant. Vous n’avez que ce mot à la bouche !
- Et toi tu vas bientôt avoir autre chose.
Il sourit, les joues rosies. J’imaginais que mon visage devait être blanc comme un linge, ma tête tanguait et je me sentais nauséeuse. La plaisanterie avait assez duré, avis que mon interlocuteur ne semblait pas partager, aussi il poursuivit :
- J’ai les moyens de te faire taire, si tu ne consens pas à faire preuve d’un peu plus de respect, jeune fille.
- Et moi maintenant, j’ai les moyens de vous faire chanter, monsieur. Vous êtes grossier, vous me dégoutez.
Je me dégageai de cette prison humaine et, vu qu’il ne répondait pas, quittai la salle. Je ne le revis pas de la journée. Plutôt, pas jusqu’au soir.