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Encore une heure
12 juillet 2013

Chapitre 22

 

Une mouche pouvait se poser sur le comptoir ; les bouteilles pouvaient entrer en lévitation ; les clients pouvaient s’entre-tuer ; un martien pouvait sortir de la cuisine ; le bar pouvait s’enflammer : rien ne m’aurait distraite. Rien. Seuls des battements de cœur réguliers -mais rapprochés- résonnaient à mes oreilles, et toute mon attention était accaparée par cet homme au centre de la pièce qui avait bondit de sa chaise. Il avait claqué violement son verre sur la table tandis que la colère déformait son visage. Je venais de faire d’une pierre deux coups. Encore un de ces proverbes vieillots qui aurait amusé Priscilla.

- Et ben, mon vieux !

La voix grave de Gérino couplée à un sursaut de Cyprien me fit retomber sur terre. J’entendais de nouveau la musique texane que crachaient les enceintes, les discussions des clients et… les discussions des clients ? Il y avait donc bel et bien des gens dans le bar ? Et pas seulement Antoine ? Derrière le comptoir -et devant moi- il y avait Cyprien, ça c’était OK. Mais dans la salle… J’aurais pourtant pu jurer qu’il se trouvait là, seul, tel un enfant perdu au milieu d’un vaste désert.

Je n’ai jamais été brillante en sciences, mais comme n’importe qui je savais que la lumière arrivait toujours avant le son. Mais cette fois, c’était différent. Et lorsqu’enfin le décor se re-matérialisa derrière Antoine, lorsque ce dernier ne fut plus la seule entité visible à mes yeux, mes pieds ne touchaient plus le sol. Je flottais. Soit les lois de la physique ne s’appliquaient définitivement pas sur mon entourage, soit l’effet de l’alcool que j’allais très prochainement consommer -sans modération- faisait déjà effet, soit il était grand temps que je rentre me coucher avec une triple dose d’aspirine. Soit les deux mains qui venaient de se refermer sur mes fesses et me soulevaient délicatement expliquaient le pourquoi du comment. Cyprien relâcha son étreinte dès qu’il sentit que je me contractais sous la pression trop insistante de son corps. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que le mien ne me répondait plus de rien ; comme un poids mort, je m’écroulai sur le carrelage.  

- Mélodie ! s’écrièrent trois voix. Et en quelques secondes les propriétaires de chacune d’elle s’étaient regroupés autour de moi.

- Hé ! Mélo… Poupée ? s’inquiéta Cyprien.

- Mélodie, ça va ? demanda Gérino.

- Attrape, me dit Antoine en me tendant une main.

Les mots doux de Cyprien étaient les malvenus étant donné qu’il venait presque de m’expulser au sol et la main que m’offrait Antoine ne m’était pas d’un grand secours si l’on considérait la raison de ma chute. C’était à peine si son geste se classait dans la catégorie « aide à potentiellement envisager ».

- Oui ça va, merci Gérino. Tu veux bien m’aider à me relever s’il te plaît ?

L’ombre qui passa dans le regard d’Antoine me fit frémir d’angoisse puis de satisfaction. Je réprimai un sourire tandis que le cuisinier m’attrapait fermement par le bras.

- Tu devrais t’assoir et boire un coup ma petite. Regarde-toi, tu souffles comme un phoque, tout va bien, tu es sûre ? 

Merci de l’avoir faire remarquer Gérino, songeai-je. Finalement je ne pouvais compter que sur moi et moi seule. Oui, j’étais essoufflée, et alors ? Qui ne le serait pas après avoir retenu sa respiration plusieurs minutes ? 

- Oui, oui ça va. C’est juste que je suis venue en courant et je n’ai pas encore eu le temps de souffler, répondis-je souriante.

Ça n’était qu’un demi-mensonge. Si seulement j’avais su ce qui m’attendait à l’arrivée, je n’aurais pas pressée le pas. Et au diable la ponctualité !

Je m’assis sur un tabouret de bar, et après plusieurs minutes d’un mutisme habilement maitrisé, mon groupe de chevaliers servants se dispersa. J’étais à fleur de peau, si bien que les vibrations de mon portable dans ma poche me poussèrent au bord de l’infarctus.

- Allô ?

- Ma chérie, c’est moi, dit une voix douce à l’autre bout du fil.

- Ah ! Salut maman, qu’est-ce qu’il y a ?

- Est-ce que tu penses que tu pourrais partir un peu plus tôt du club ce soir ? Tu sais que c’est l’anniversaire de ta sœur aujourd’hui…

Je ne répondis pas.

- Tu n’avais tout de même pas oublié ? Mélo…

- Mais non ! Comment je pourrais oublier l’anniversaire de Nini ? Par contre j’ai pas de cadeau pour elle. Et pour ce qui est de partir plus tôt…

- Oh ! Je suis sûre que si tu en parles à Hélène, elle te laissera partir. Elle t’a toujours bien aimée, non ?

- Hum, oui… T’inquiète pas m’man. Je vais faire de mon mieux. On mange à quelle heure ?

- Heu… Dès que tu arrives. Le plus tôt sera le mieux.

Elle raccrocha. Super ! Maintenant j’avais un patron dont les battements de cœur m’étourdissaient encore et un professeur collant à éviter, des clients à servir, une excuse à trouver pour un départ anticipé, et une autre pour l’absence de cadeau d’anniversaire. Le tout, en luttant contre des vertiges et des idées confuses.  Je m’avachis sur le comptoir, la tête entre les bras. Je sentais qu’une migraine me guettait et qu’à la moindre faille, elle s’inviterait sans permission sous mon crâne. Cyprien posa un verre d’eau devant moi.

- Bon maintenant, tu vas me dire ce qu’il se passe ! À quoi tu joues Mélo ?

- Merci, répondis-je faiblement en glissant une main sur le pourtour frais du verre.  Laisse tomber Cyprien, pas ce soir s’il te plaît. D’ailleurs, je peux partir plus tôt ? Ma mère vient de m’appeler et…

- Vas-y. T’as vu dans quel état tu es ? Je doute que tu sois bien efficace de toute manière. Sauf peut-être pour renverser des plateaux ou casser de la vaisselle. Et franchement, avec lui dans les parages (il accompagna sa phrase d’un geste méprisant et d’une grimace) je préfère encore te savoir chez toi. J’aime pas qu’il te suive comme ça.

- Il ne m’a pas suivi, il est arrivé avant moi, protestai-je ironiquement.

- Ouais, tu parles d’une coïncidence… Allez file, ma belle.

Il était génial, merveilleux, extraordinaire, fantastique, demi-dieu, incroyable… Ce qui était surtout incroyable c’est que pour la première fois, j’avais réussi à le qualifier sans utiliser le mot « sexy ». Et pourtant, quelle étreinte ! Je récupérai rapidement mes affaires, que je n’avais pas encore eu le temps d’éparpiller dans tout le bar, et m’arrêtai au niveau du « génial-merveilleux-etc.»

- Hé Cyprien ! Merci pour le câlin. Si j’avais su que c’était si facile… je n’aurais pas attendu deux ans !

Il me répondit par son traditionnel clin d’œil et me tourna le dos. Je devinai son sourire.  Ma joie s’écroula aussi vite qu’elle était apparue.

- Et moi je n’ai pas le droit à un câlin,… poupée ?

Pendant mon court instant de méditation, affalée sur le bar, je m’étais promis d’envoyer mon poing dans la figure d’Antoine s’il se risquait à m’adresser la parole. Dans mes poches de blouson, mes doigts se refermèrent d’eux-mêmes. Je serrai les dents, fermai les yeux et inspirai à me faire éclater les poumons. Je fis volte-face.

- Vous ! lâchai-je en même temps que mon souffle, un doigt accusateur pointé dans sa direction.

- Moi ? ricana le concerné, en se désignant à son tour de l’index.

- Ouais ! TOI ! répondis-je à bout de nerfs en saisissant rageusement la chaise vide qui lui faisait face. Que ce soit bien clair : je fais des câlins à qui je veux, je travaille où je veux, et aux heures que je veux, je fais mes devoirs si ça me plaît, et je discute dans ta salle de classe si j’en ai envie. Ton seul droit c’est de me coller ! Et si tu penses pouvoir utiliser contre moi mes petits secrets, tu peux te fourrer le doigt dans l’œil ! J’ai aussi mes armes, alors fais gaffe ! Et maintenant, lâche-moi la grappe.

Il ramassa sa mâchoire, tombée sur la table. Ses yeux ne m’avaient pas quitté une seule seconde, et ses doigts étaient crispés sur son whisky. Je ne décolérais pas et cela devait se voir sur mon visage, il n’osait pas ouvrir la bouche. J’aperçus Cyprien au loin qui brandissaient les mains au dessus de sa tête, les pouces levés. Il m’arracha un sourire victorieux.

- Bien, finit-il par dire, chacun fait ce qu’il lui plaît. Je n’attendais que ça. Dans ce cas, tu ne pourras pas protester si je…

Il prit appui sur la table, et l’instant suivant son visage fonçait sur le mien. Sans réfléchir, je le giflai et m’enfuis. Je courais, mon esprit divaguait. Je n’avais pas vraiment de destination précise et les maisons défilaient devant mes yeux, sans que je ne les voie réellement. Un enchainement de grossièretés accompagnait ma course démentielle. Et lorsque que mon répertoire d’obscénité fut épuisé, je l’étais également. Je m’arrêtai, les mains sur les genoux. La gorge me brûlait. Et mon cœur s’enflamma quand je relevai la tête.

« M. et Mme Chalon, et leurs enfants » était impeccablement gravé sur une boîte aux lettres. Ma cavalcade et ma révolte m’avaient conduite jusqu’à chez lui. 

 

[ Bon anniversaire Lolo !! ] 

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Commentaires
A
Tu es méchante de t'arrêter là.<br /> <br /> Vraiment.<br /> <br /> Femme cruelle...
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