- Allo, dis-je timidement.

- Vous êtes bien Mélodie Villard ? me demanda une voix rauque à l’autre bout du fil.

- Heu…oui, répondis-je, c’est pour quoi ?

- Bonjour Madame, je suis l’agent Rachi du commissariat central de Lyon. Je dois vous prévenir que, comme tout appel de la police nationale, cette communication est enregistrée. J’ai sous les yeux un dossier de dépôt de plainte d’un certain M. Antoine Challon, à propos d’un vol de portefeuille. Il vous accuse d’en être responsable. Il m’a expliqué votre situation et m’a confié vos coordonnées. J’espère que vous pourrez répondre à mes questions. Mais je préfère être clair : cela ne changera rien au fait que vous devrez venir dès demain nous rendre une petite visite. Et accompagnée d’un adulte, car je suppose que vous n’êtes pas encore majeure…

- En effet.

- Bien, commençons. Reconnaissez-vous Madame Villard, avoir volé le portefeuille de Monsieur Antoine Chalon ?

- Oui, monsieur.

- Reconnaissez-vous avoir agit au Lycée Charles de Gaulle, le jeudi 11 Décembre, entre 18h et 19h ?

- Oui, c’est ça, avouai-je timidement.

- Savez-vous que ce genre d’effraction est passible de 20.000€ d’amende et de travaux d’intérêt généraux ?

- Oui…

- Savez-vous également que cet acte figurera à vie dans votre casier judiciaire ?

- Oui…

- Pouvez-vous donc m’expliquer pourquoi vous avez fait cela ? Aviez-vous un motif ? Besoin d’argent, attaque personnelle, vengeance de lycéen suite à une note frisant le ridicule ?

- J-je… je n’ai pas vraiment de raison à vous donner monsieur, balbutiai-je. Je ne voulais pas le voler, d’ailleurs je ne l’ai pas volé, enfin pas vraiment.

- Ce n’est pas ce que semblait dire la victime…

- Je le lui ai restitué en toute honnêteté hier soir et je n’ai pas touché à son contenu. Enfin, j’ai regardé mais je n’ai rien pris, vous pouvez lui demander : les 90 euros y étaient toujours.

- Si ce n’est pas l’argent qui vous intéressait, c’était quoi ? s’impatienta-t-il.

- Je ne sais pas, un coup de tête. J’étais énervée après lui, et puis… il m’intriguait, je voulais en savoir plus à son sujet. Mais je vous jure que je comptais lui rendre son portefeuille dans la foulée. Normalement il n’aurait pas dû s’apercevoir que j’y avais touché. S’il-vous-plaît, comprenez-moi ; c’est mon tempérament et ma curiosité qu’il faut punir, pas moi.

- Je ne suis pas votre avocat et encore moins votre psychiatre, Madame Villard. Je suis là pour vous questionner, pas pour avoir pitié. Erreur de jeunesse ou non, vous allez devoir répondre de vos actes. Nous vous attendons demain pour éclaircir cette histoire ; n’oubliez pas de venir avec votre garant. Au revoir, Madame Villard.

Et il raccrocha. Un silence de plomb tomba sur ma chambre, avant d’être remplacé par des « vous allez devoir répondre de vos actes » résonnant sous mon crâne. Des minutes défilèrent, durant lesquelles toute notre conversation me revint à l’esprit. Puis, au milieu de ces mots assourdissants qui jaillissaient comme des bombes, vinrent s’infiltrer des notes d’harmonica. Mon téléphone portable. Encore. D’un appelant « Inconnu ». Encore.

Je ne décrochai pas. Si c’était la police, ils pouvaient bien comprendre que je me sois suicidée, aussitôt raccroché. Et si c’était quelqu’un d’autre… est-il vraiment plus important que mes soucis actuels ? L’interlocuteur devait imaginer l’être, puisqu’il insista. Si c’était réellement la police, allaient-ils envoyer une escouade chez moi pour vérifier que je ne m’étais pas tranchée les veines ou noyée dans la cuvette des toilettes ?

- Oui ?! dis-je sèchement.

- Bonjour Mlle Villard ! lança mon interlocuteur, visiblement enjoué.

Il me laissa sans voix. Je reconnu immédiatement la sienne. Il portait plainte contre moi, mais trouvait le culot de m’appeler, l’air guilleret en plus ! Il y a quelques minutes, j’étais furieuse après lui, mais je n’imaginais pas pouvoir l’être encore plus. Je me souvins cependant du conseil de Priscilla : « faire profil bas » et décidai de ne pas réagir.

- Mlle Villard ? insista-t-il. Ici l’inspecteur Challon.

À quoi jouait-il exactement ? Une chose était sûre : il avait raison, je n’étais pas très vive d’esprit. Avant que j’aie le temps de comprendre la signification de sa dernière phrase, il enchaina.

- Alors, on n’aime pas mes blagues ?

- Vos quoi ?

- Chacun son tour, non ? demanda-t-il amusé.

- J’en déduis donc que c’est à mon tour ?

- Quelle perspic…

J’avais raccroché.

Une farce. Tout ça n’était qu’une immense farce. Il avait voulu se venger en usant de ma naïveté, et moi j’avais sauté à pieds joins dans son piège. J’éclatai de rire. « 20.000€ d’amende et un casier judiciaire », quel enfoiré… ! Toutes mes peurs s’envolèrent et ma colère contre Antoine se dissipa, laissant place à de l’amusement. Il voulait jouer à ce petit jeu là avec moi ? Très bien ! Il avait peut-être dix ans de plus que moi, mais il partait avec un désavantage certain : il me sous-estimait. Je passai l’heure suivante à trouver des idées, toutes plus diaboliques et enfantines les unes que les autres, en survolant des phrases de philosophie dénuées de sens -et d’intérêt-. Antoine ne me rappela pas, j’en conclu qu’il m’avait concédé la victoire sur cette ridicule dernière manche.

Sitôt remise de mes émotions, et après avoir échafaudé mentalement de nombreux plans, j’appelai Priscilla pour tout lui raconter, comme promis. Le lendemain matin, dès la première heure de cours -anglais-, elle me harcela pour savoir s’il y avait encore du nouveau.

- Faut pas pousser non plus, murmurai-je. Laisse-moi un peu le temps de souffler entre chaque aventure.

- On ne sait jamais. Et au fait je ne t’ai pas demandé, avec tes parents ça a été ? En tout cas, cela me rassure de voir que tu es toujours en un seul morceau, plaisanta-t-elle.

- Ouais bof, le week-end prochain je suis… accroche toi bien… « privée de sorties ». À 17 ans, tu te rends compte, toi ? Je ne sais pas comment je vais annoncer à Cyprien que je ne peux pas venir travailler samedi…

- Tu trouveras, dit-elle, un demi-sourire aux lèvres. Et sinon, ça va ? Pas trop anxieuse pour le cours d’histoire-géo ?

- Non, ça va, la rassurai-je.

À vrai dire, j’étais morte de trouille. J’étais une pièce sur un échiquier, et c’était lui le joueur. Il avait désormais la possibilité de faire ce qu’il voulait de moi : m’humilier devant la classe, me faire virer du lycée, me dénoncer aux autorités, et dans une poignée de jours : tout déballer devant mes parents.

En franchissant le seuil de la salle 203, je pouvais déjà ressentir l’atmosphère électrique qui y régnait. Lorsque je m’assis à la première table devant son bureau, je compris que les deux heures allaient êtres longues.

- Bonjour à tous et à toutes. J’espère que vous avez passé un agréable week-end, dit-il en insistant lourdement sur les deux derniers mots. Pour ma part, reprit-il, c’était plutôt sympathique, merci de m’avoir posé la question.

Sa dernière remarque suscita des sourires chez les garçons et des gloussements chez les filles, excepté moi. Je savais que cette réplique m’étais directement destinée. Mais qu’entendait-il exactement par « sympathique » : plaisant, ou bien… peut mieux faire ? Je n’eus pas vraiment le temps d’y réfléchir -ce qui était sans doute mieux-, car le cours avait déjà commencé.

- Reprenons là où nous en étions arrêtés mercredi dernier : grand deux, petit trois : les échanges maritimes. Nous avions vu que le Japon était un archipel composé d’environ 28000km de côte…

Ses paroles me traversaient sans peine. Sa voix n’était plus qu’un fond sonore derrière une avalanche de pensées qui me comprimaient le cerveau. Pourquoi lorsqu’il traçait des lettres au tableau, mon attention se fixait sur ses bras ? Pourquoi détournait-il les yeux et affichait-il son air le plus sévère lorsque que nos regards sur croisaient ? Et dans ce cas, pourquoi avais-je cet étrange sentiment d’être observée à chaque fois que je baissais la tête pour écrire ? Je savais que ce conflit ne prendrait fin que lorsque nous aurions eu une conversation sérieuse. Je tentai ma chance à la fin du cours, alors que mes nerfs étaient au bord de lâcher. J’avais fait signe à Priscilla et Déborah de m’attendre dans le couloir.

- Monsieur… me lançai-je, quand la classe fut vide.

- Oui, Mlle Villard ? dit-il sans lever les yeux vers moi. Il rangeait ses affaires.

- Ça serait pour un rendez-vous…

Il se retourna brusquement, et si ses yeux avaient eu le pouvoir de lancer des glaçons, j’aurais été cryogénisée pour plusieurs siècles.

- Mlle Villard, dehors ! Tout de suite ! explosa-t-il, en accompagnant son ordre d’un geste de la main, on ne peut plus clair. Pointé vers la porte, son index tremblait, et tourné vers moi, son visage était déformé par la colère.

Pour une fois, le malentendu n’en était pas vraiment un ; j’avais fait exprès de le provoquer en ne lui fournissant qu’une partie des éléments. Sa réaction était cependant allée au delà de toutes mes espérances.

- Monsieur, s’il vous-plaît, est-ce que vous pourriez…

Je m’approchai de lui, et sortis de ma poche une feuille pliée en deux, et un stylo que je lui tendis. Son regard passait de ma main à mon visage à une vitesse impressionnante.

- Est-ce que nous pourrions, repris-je tout sourire, fixer un rendez-vous ?

- À quoi jouer vous Mlle Villard, je peux savoir ?!

- Je joue à prendre un rendez-vous pour la réunion parents-professeur, répondis-je aussi calmement qu’il était énervé.

- Vous n’êtes qu’une... siffla-t-il entre ses dents, en laissant la fin de sa phrase en suspens. Méfiez-vous Mlle Villard, méfiez-vous.

Il prit rageusement ma feuille et mon stylo et inscrit son nom dans l’une des cases : 19h30 – 19h45. Le meilleur pour la fin, songeai-je. En silence, il me rendit le papier et le crayon. Nos mains restèrent plusieurs secondes cramponnées aux extrémités de la feuille, et nos yeux ne se lâchèrent pas. Son regard baignait dans un cocktail d’émotion : fureur, inquiétude, déception et stupeur. Puis, il rompit cet échange, de manière brutale.

- Partez maintenant.

D’une courte phrase, il effaça toute trace d’une hypothétique complicité muette née entre nous durant ces quelques secondes.

- A demain soir, M. Challon, lançai-je en quittant la salle.

Il ne me répondit pas.

Chapitre 18

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